À propos de Blog-Ego
http://www.madamefigaro.fr/psycho/20051202.MAD0004.html
L’époque vérifie la prophétie d’Andy Warhol : aujourd’hui chacun peut avoir droit à son quart d’heure de célébrité. Blogs et téléréalité offrent aux anonymes assoiffés de reconnaissance une gloire d’autant plus grisante qu’elle est éphémère. Artistes en herbe aux prénoms interchangeables qui se succèdent, confessions scandaleuses qui donnent la fièvre aux courbes de l’Audimat, pas de doute l’ego fait recette. Jusque dans l’édition où prospèrent les écrivains trentenaires branchés, qui ont fait du “ nez sur le nombril ” la posture de yoga mentale la plus lucrative du moment. Mais n’y aurait-il pas danger à mettre ainsi son ego en scène et à privilégier le personnage plutôt que la personne ? Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter (1), ce n’est pas tant le moi qui est mis en avant qu’un moi bricolé, un faux moi, construit de toutes pièces dans le but de se raconter d’une certaine façon. “ Il s’agit là d’un narcissisme mortifère, n’oublions pas que Narcisse s’est noyé dans son propre reflet, car il s’agit d’un narcissisme fondé sur l’image. Une fois cette reconnaissance sociale éphémère envolée, il ne reste plus rien à l’individu qui se retrouve mort socialement.
Souci de soi ou tyrannie de l’ego
Ce qui nous est proposé aujourd’hui, c’est une idéologie de maîtrise, comme s’il suffisait de se vouloir de telle ou telle façon pour être. Cela fabrique des gens inauthentiques. ” Mais la passion de l’ego ne conduit pas seulement au désir de célébrité ou de reconnaissance sociale, elle s’est emparée de chacun d’entre nous.
Clara a trente-huit ans, elle est mariée, mère de deux enfants de treize et sept ans. Depuis 1999, elle gère l’agence de communication qu’elle a créée avec sa meilleure amie. Battante, organisée et de nature super positive, Clara commence pourtant à s’essouffler. Mais ni son agenda surchargé ni sa vie privée bien remplie ne sont la cause de sa baisse de régime. L’anxiété diffuse qui la taraude est plus existentielle. “ Mon couple, mes enfants, mon travail... Je n’arrête pas de me poser des questions sur mes choix à tous les niveaux. Comme si je n’avais pas droit à l’erreur, j’ai trop peur de ne pas prendre les bonnes décisions, de passer à côté des choses. Résultat : je suis toujours sur le qui-vive, je ne débranche jamais. Je finis par me demander si cette quête de mieux-vivre ne conduit pas plus à l’angoisse chronique qu’au bonheur ! ”
Sortir du lot, s’affirmer, trouver du sens à sa vie, trouver le sens de sa vie, découvrir sa “ légende personnelle ”, telle est aujourd’hui la quête la plus partagée. Une quête qui a renoncé à se satisfaire d’une vie faite de hauts et de bas pour ne viser que les hauts. S’aimer davantage, renforcer la confiance en soi, améliorer ses relations affectives et professionnelles, se décharger du fardeau de la culpabilité. Si on ne peut mettre en doute le bien-fondé de ces objectifs, on peut toutefois s’interroger sur la lourde charge qu’ils font désormais peser sur l’individu. “ Be yourself ”, ordonnait le célèbre slogan de Calvin Klein, assimilant le moi à un trésor dont la découverte nous assurerait le bonheur pour l’éternité. Pouvoir de se découvrir, pouvoir de s’inventer, la toute-puissance serait-elle à notre portée ? “ La liberté de l’individu n’est pas absolue, avance le sociologue Jean-Claude Kaufmann (2). Contrairement à ce que tente de nous faire croire le discours dominant, chacun ne peut pas inventer sa vie comme il le rêve. Nous ne pouvons qu’arbitrer entre des possibles différents, choisir une option ou une autre. Et c’est ce pouvoir d’arbitrage qui est décisif. ”
Être heureux, un devoir
Pour le sociologue, non seulement inventer totalement sa vie est illusoire, mais ce fantasme peut se révéler dangereux. “ Un des pièges les plus fréquents de l’invention de soi est l’emballement anarchique des projets de vie qui ne se réaliseront jamais, quand le petit cinéma intérieur devient fou. Il faut savoir rêver et se laisser aller au rêve, mais sans abandonner le contact avec la vraie vie, le bonheur de l’instant présent. ” Chantal s’est passionnée très tôt pour le développement personnel. Elle a collectionné les stages de connaissance de soi et de travail sur les émotions et les relations. “ Je crois que j’ai tout essayé en matière de travail sur soi, dit-elle dans un petit rire. C’est tellement passionnant de se découvrir, de prendre conscience de ses ressources, de son potentiel inexploité. Sauf que plus on découvre son potentiel, plus on découvre ses failles et ses limites. On est dans un tel désir de perfectionnement de soi que c’est un travail sans fin. À un moment donné, je me suis dit stop ; je n’arrivais plus à prendre les choses comme elles venaient, tout me posait question et il fallait que je trouve les réponses, c’était épuisant. Je me suis rendu compte que je perdais ma spontanéité et que je me prenais la tête en permanence. Aujourd’hui, je pratique le lâcher-prise, je sais que je ne peux pas tout maîtriser, et si je me plante dans certains de mes choix, tant pis, c’est la vie. Fini le désir de perfection ! ”
Dans son essai “ Pourquoi les femmes se prennent la tête ? ” (3), Susan Nolen-Hoeksema, professeur de psychologie américaine, évoque le nouveau mal qui frappe les femmes : l’“ overthinking ”, en clair la “ rumination mentale non-stop ”. “ Les femmes, constate la psychologue, passent d’innombrables heures à ressasser pensées et sentiments négatifs. ” Soucieuses de mener de front et avec succès vie familiale et vie professionnelle, plus sensibles que les hommes aux discours psys, les femmes sont aussi plus portées à se remettre individuellement en question et plus promptes également à labourer les champs de la culpabilité. “ J’étais fan de Dolto, s’enflamme Lucie, quarante et un ans, passionnée de psychanalyse. Mais aujourd’hui, j’en arrive à ne plus supporter les conseils des uns et des autres sur la façon de construire son couple, d’élever ses enfants ou encore de mener sa carrière. Franchement, quand on voit tous ces psys et ces coachs nous donner des leçons à longueur de temps, j’en arrive à réagir de manière primaire : qu’ils nous fichent la paix ! Quoi qu’on fasse, on a toujours l’impression d’avoir tout faux. ”
L’invasion de la psy dans nos vies serait-elle responsable de l’hypertrophie de nos egos modernes et de la souffrance qui en découle ? “ Plus que du discours psy, explique le psychanalyste Jacques Arènes (4), je parlerais plutôt d’une vulgate psychologisante, c’est-à-dire un discours social sur l’intériorité des individus. On les exhorte à libérer leur parole et leurs émotions, à en finir avec la culpabilité, à faire de leur vie une création, etc. Or, ce que j’entends dans ce discours n’est pas une incitation à se libérer mais plutôt à éviter la souffrance qui est inhérente à notre humanité. Faire de sa vie une création révèle une angoisse vis-à-vis du temps, on veut marquer quelque chose dans le temps. ” Pour le psychanalyste, la passion actuelle de notre société pour l’ego et sa mise en scène ne seraient qu’un déni, le désir d’occulter ce que nous redoutons tous : la mort. Au fond, nous serions sommés de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour devenir tous libres, minces, jeunes, heureux et... immortels, et tant pis pour ceux qui ne relèveraient pas le défi. “ Dans notre culture de la performance, les échecs et la souffrance deviennent source de culpabilité, comme si on avait fait quelque chose de travers pour ne pas les éviter. C’est oublier que c’est aussi et surtout dans ces moments-là, dans les déchirures de la vie que l’individu, confronté à ses limites, peut poser des actes de vraie liberté. ” Marine, trente-six ans, a caché de son mieux à ses collègues l’épisode dépressif qu’elle a connu après la mort de son frère dans un accident de voiture. “ Trois mois plus tard, j’étais censée avoir fait mon travail de deuil, comme on dit, je prenais mes antidépresseurs discrètement et je me forçais à rire avec les autres. En gros, mon temps d’abattement devait être politiquement correct pour ne pas poser de problèmes dans mon service. Le pire, c’est que j’en étais arrivée à me demander si je ne tombais pas en dépression ; c’est un psy qui m’a secouée en me disant : “Perdre un être cher, ça a un prix, c’est celui que vous payez, ce n’est pas une dépression.” ” Paradoxe d’une culture où l’on est noyé sous les conseils pour exprimer ses émotions, chouchouter son moi et apaiser son mal-être, mais qui n’offre qu’une faible tolérance aux manifestations de souffrance des individus.
“ Notre société qui valorise l’individualisme a peur de la souffrance, affirme Isabel Korolitski, psychanalyste. La souffrance est honteuse, elle ne doit pas se voir. Or nous passons tous par des pertes, par des hauts et des bas. Bombarder les gens de conseils pour aller bien alourdit le fardeau de ceux qui, traversant des moments difficiles, ont à gérer et leur douleur et leur culpabilité de ne pas répondre à ce que l’on attend d’eux. ”
Vers un nouvel égoÏsme ?
Joëlle, trente-neuf ans, a été opérée il y a quatre ans d’un cancer du sein. Et le plus difficile, dit-elle, a été de réussir à se dire qu’elle était victime et non pas responsable de sa maladie. “ On a tellement lu et entendu dire qu’on est responsable de ce qui nous arrive, que la maladie a toujours un sens, que le corps dit ce que notre tête ne veut pas entendre que j’ai commencé par me sentir coupable de mon cancer. Cancer du sein, je me suis dit que ce n’était pas innocent, ça parle de la féminité, de la maternité. J’ai passé des heures et des heures à ressasser mon parcours de femme, de mère, de fille. Il fallait que je trouve la cause, il fallait que je trouve un sens à ce qui me tombait dessus. Jusqu’au jour où une immense colère a explosé en moi, une envie folle de hurler à l’injustice, j’étais trop faible pour pouvoir préparer l’anniversaire de ma fille et je ne le supportais pas, j’ai jeté à la poubelle tous mes cahiers de notes, et j’ai pleuré vingt-quatre heures sans m’arrêter. J’étais malade, j’avais peur de mourir, c’est tout ce qui comptait, c’est cette colère qui m’a sortie de ma passivité.”
Cacher la souffrance, cultiver le bonheur comme une plante rare et précieuse, le souci de soi ne serait-il pas la voie royale pour l’égoïsme ? “ Oui, affirme le psychanalyste Jacques Arènes, lorsque l’on est persuadé qu’on peut se construire tout seul sans l’aide de l’autre. Chacun doit trouver son lieu, mais cela ne peut se faire que dans le regard de l’autre. Or aujourd’hui, on ne se reconnaît plus comme ayant reçu quelque chose de l’autre, on se construit tout seul, sans dette ! Et si l’on se réfère à l’autre, c’est pour nous conforter dans notre position de victime. Mon couple va mal, c’est la faute de mon partenaire ; mon enfant travaille mal, c’est la faute de l’Éducation nationale ; dans notre culture, l’autre est le bouc émissaire de nos problèmes personnels. ” Pour Jacques Arènes, on peut prendre soin de soi sans pour autant bannir l’autre. “ Il suffit de l’intégrer dans sa réflexion. Lorsque mes patients se posent des questions sur la validité de tel ou tel choix, je leur demande ce qu’en pense leur entourage. Si plusieurs personnes qui vous connaissent bien vous conseillent tel choix, cela mérite d’y réfléchir. Je pense que la capacité d’intégrer le regard de l’autre est ce qui nous empêche d’être égoïstes. ”
Chantal, qui a derrière elle de longues années de “ pratique du moi sous toutes ses coutures ” via des stages et des ateliers de développement personnel, reconnaît en avoir eu assez de s’“ ausculter en permanence ”. “ Trop de moi tue le moi, résume-t-elle. À ne penser qu’à soi, on devient rigide, dogmatique et insensible. Il y a un côté qui me dérange dans “si chacun chouchoutait bien son ego, il y a aurait moins d’agressivité et de frustration”. C’est sans doute vrai, mais la solidarité, l’engagement pour des causes, ça fait aussi bouger les choses ! ” Pour Isabel Korolitski, le souci de soi ne conduit pas forcément à l’égoïsme. “ Si l’on accepte la part d’inconnu en soi, si on prend le temps de se questionner plutôt que d’appliquer des recettes toutes faites, si on ne cherche pas à combler toutes les failles en soi, alors seulement on peut être dans sa singularité et entrer en relation avec l’autre. ” Se mettre à l’écoute de soi pour mieux entendre l’autre, sa différence et sa richesse, c’est sans doute cela le sain souci de soi.
(1) “ Choisir la psychanalyse ”,
éditions de La Martinière.
(2) “ L’Invention de soi. Une théorie de l’identité ”, éditions Hachette Littératures,
coll. “ Pluriel sociologie ”.
(3) Éditions JC Lattès.
(4) “ Souci de soi, oubli de soi ”,
éditions Bayard ; et avec Nathalie Sarthou-Lajus “ la Défaite de la volonté : figures contemporaines du destin ”, éditions du Seuil.
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