14.7.06

Libéralisme et philanthropie

La nouvelle équation philanthropique de l'hypermonde

Par Gérard Ayache, sa biographie

Cet article a été rédigé par un reporter d'AgoraVox, le journal média citoyen qui vous donne la parole.

Il y a quelques jours, la presse hypermondiale annonçait à grand renfort de dithyrambes, le don mirobolant du milliardaire américain Warren Buffett au profit de la fondation caritative de Bill Gates et de sa charmante épouse. Warren Buffett apporte 85 % de sa fortune, soit 31 milliards de dollars qui vont compléter le fonds de Gates déjà garni à hauteur de plus de 30 milliards de dollars. Ces 61 milliards de dollars vont servir la bonne cause : réduire la pauvreté sur la planète. On ne peut que se féliciter et se réjouir de ce geste hautement philanthropique. Néanmoins, sans vouloir être rabat-joie, cette information laisse perplexe, à plusieurs titres, l'observateur attentif de notre société de grande confusion.

Ces chiffres battent tous les records de la philanthropie ; ils sont impressionnants et ne veulent pas dire grand-chose pour le vulgum pecus. Madeleine Albright, l'ancienne chef de la diplomatie de Bill Clinton, nous aide à mieux comprendre : elle fait remarquer que le don de Warren Buffett dépasse à lui tout seul le montant de l'aide publique américaine pour l'humanitaire et le développement. La fondation dispose ainsi d'un pactole équivalent à deux fois ce que l'Etat le plus puissant de la planète dépense pour les mêmes causes. Nous sommes ici en présence d'un cas typique où le privé se retrouve en compétition dans une fonction traditionnellement régalienne des Etats : l‘aide au développement.

Cette mutation est typique de notre société hypermondiale dominée par une idéologie qui ne cesse depuis trente ans de s'évertuer à réduire le périmètre de compétences des Etats. Souvenons-nous de ce que disait Pascal Salin, professeur d'économie à l'Université de Paris-Dauphine, et qui fut président de la fameuse Société du Mont-Pèlerin, dans la continuité de plusieurs prix Nobel comme Milton Friedman, George Stigler, James Buchanan ou Gary Becker. Il écrivait, dans son livre-manifeste Libéralisme, paru en 2000, que pour un libéral authentique, « il n'y a pas de place pour l'État », expression de la contrainte et de la négation de la liberté. Il poursuit : « L'État est l'ennemi qu'il faut savoir nommer ... L'État-nation, caractéristique des sociétés modernes, est par nature incompatible avec une société de liberté individuelle. C'est pour cette raison profonde que la mondialisation, si elle contribuait effectivement à la destruction des États-nations, serait un bienfait pour l'humanité. »

Ce rejet radical de l'État est une constante de la pensée libérale moderne qui observe la soumission des pouvoirs publics et des administrations à des groupes de pression, à des intérêts catégoriels, à des motivations subjectives décrites dans la théorie de capture de la réglementation (George Stigler). Pour les libéraux modernes, l'intervention de l'État est condamnée car elle empêche le bon fonctionnement du marché ; c'est pour cette raison de fond qu'il faut réformer l'État et en réduire le périmètre. Dans cette optique de privatisation de la décision politique, des fonctions de plus en plus nombreuses, qui étaient assignées autrefois à l'État, sont déléguées à la société civile ou au marché. Se posent alors de sérieuses questions sur les confins de la souveraineté étatique.

Si on laisse de côté les motivations, plus ou moins sincères ou désintéressées, de nos deux philanthropes, et si on se place sur un registre moins technique, cette information laisse perplexe sur le fonctionnement de l'hypermonde dans lequel nous vivons. Deux individus, sur la planète, ont la capacité, par leur seule fortune, d'aller au secours de six milliards d'êtres humains. La nouvelle équation philanthropique de l'hypermonde laisse rêveur.