14.7.06

Libéralisme et philanthropie

La nouvelle équation philanthropique de l'hypermonde

Par Gérard Ayache, sa biographie

Cet article a été rédigé par un reporter d'AgoraVox, le journal média citoyen qui vous donne la parole.

Il y a quelques jours, la presse hypermondiale annonçait à grand renfort de dithyrambes, le don mirobolant du milliardaire américain Warren Buffett au profit de la fondation caritative de Bill Gates et de sa charmante épouse. Warren Buffett apporte 85 % de sa fortune, soit 31 milliards de dollars qui vont compléter le fonds de Gates déjà garni à hauteur de plus de 30 milliards de dollars. Ces 61 milliards de dollars vont servir la bonne cause : réduire la pauvreté sur la planète. On ne peut que se féliciter et se réjouir de ce geste hautement philanthropique. Néanmoins, sans vouloir être rabat-joie, cette information laisse perplexe, à plusieurs titres, l'observateur attentif de notre société de grande confusion.

Ces chiffres battent tous les records de la philanthropie ; ils sont impressionnants et ne veulent pas dire grand-chose pour le vulgum pecus. Madeleine Albright, l'ancienne chef de la diplomatie de Bill Clinton, nous aide à mieux comprendre : elle fait remarquer que le don de Warren Buffett dépasse à lui tout seul le montant de l'aide publique américaine pour l'humanitaire et le développement. La fondation dispose ainsi d'un pactole équivalent à deux fois ce que l'Etat le plus puissant de la planète dépense pour les mêmes causes. Nous sommes ici en présence d'un cas typique où le privé se retrouve en compétition dans une fonction traditionnellement régalienne des Etats : l‘aide au développement.

Cette mutation est typique de notre société hypermondiale dominée par une idéologie qui ne cesse depuis trente ans de s'évertuer à réduire le périmètre de compétences des Etats. Souvenons-nous de ce que disait Pascal Salin, professeur d'économie à l'Université de Paris-Dauphine, et qui fut président de la fameuse Société du Mont-Pèlerin, dans la continuité de plusieurs prix Nobel comme Milton Friedman, George Stigler, James Buchanan ou Gary Becker. Il écrivait, dans son livre-manifeste Libéralisme, paru en 2000, que pour un libéral authentique, « il n'y a pas de place pour l'État », expression de la contrainte et de la négation de la liberté. Il poursuit : « L'État est l'ennemi qu'il faut savoir nommer ... L'État-nation, caractéristique des sociétés modernes, est par nature incompatible avec une société de liberté individuelle. C'est pour cette raison profonde que la mondialisation, si elle contribuait effectivement à la destruction des États-nations, serait un bienfait pour l'humanité. »

Ce rejet radical de l'État est une constante de la pensée libérale moderne qui observe la soumission des pouvoirs publics et des administrations à des groupes de pression, à des intérêts catégoriels, à des motivations subjectives décrites dans la théorie de capture de la réglementation (George Stigler). Pour les libéraux modernes, l'intervention de l'État est condamnée car elle empêche le bon fonctionnement du marché ; c'est pour cette raison de fond qu'il faut réformer l'État et en réduire le périmètre. Dans cette optique de privatisation de la décision politique, des fonctions de plus en plus nombreuses, qui étaient assignées autrefois à l'État, sont déléguées à la société civile ou au marché. Se posent alors de sérieuses questions sur les confins de la souveraineté étatique.

Si on laisse de côté les motivations, plus ou moins sincères ou désintéressées, de nos deux philanthropes, et si on se place sur un registre moins technique, cette information laisse perplexe sur le fonctionnement de l'hypermonde dans lequel nous vivons. Deux individus, sur la planète, ont la capacité, par leur seule fortune, d'aller au secours de six milliards d'êtres humains. La nouvelle équation philanthropique de l'hypermonde laisse rêveur.

L'ennui...

L'ennui a aussi des vertus
LE MONDE | 04.07.06 | 14h53 • Mis à jour le 04.07.06 | 14h53


"Qu'est-ce que j'peux faire ? J'sais pas quoi faire !"
Qui ne s'est pas un jour senti dans la peau d'Anna Karina, déambulant de long en large sur une plage, en proie au plus profond désoeuvrement, dans cette célèbre scène du film Pierrot le fou ? Et quel parent, à l'approche de l'été, ne s'est pas demandé avec plus ou moins d'anxiété comment occuper sa progéniture durant ces longues semaines sans école ? Car les enfants ne s'ennuient pas seulement le dimanche, mais aussi - et parfois rudement - pendant la longue "vacance" de juillet-août.

A lire

Vivre l'ennui à l'école et ailleurs : cet ouvrage collectif dirigé par Joël Clerget (192 p., 16 €) est une réflexion au carrefour de la psychanalyse et de la sociologie, issue d'une enquête menée auprès d'enseignants et d'élèves du CM1 à la terminale. Disponible aux éditions Eres (BP 75278, 31152 Fenouillet cedex, tél. : 05-61-75-15-76 ; www.edition-eres.com).

"L'ennui et l'enfant" : le thème du nº 60 (juin 2005) de La Lettre de l'enfance et de l'adolescence permet d'approfondir les aspects psychologiques, sociologiques et philosophiques de l'ennui. Cette revue trimestrielle éditée par Eres (110 p., 13 €), coordonnée par le Groupe de recherche et d'action pour l'enfance et l'adolescence (Grape), développe une réflexion sur les évolutions de la famille, en liaison avec les missions de service public et les pratiques professionnelles.


L'ennui : selon le dictionnaire Robert, il s'agit d'"une mélancolie vague, une impression de vide, une tristesse profonde, une lassitude morale, quand on ne prend d'intérêt, de plaisir à rien". Pas très exaltant, c'est sûr. Si l'inaction s'installe massivement, si l'humeur flirte avec la dépression, il faut évidemment s'en inquiéter. Mais vouloir tromper l'ennui à tout prix, est-ce si nécessaire ? C'est en tout cas l'impression que donne le fonctionnement de notre société moderne, où tout est fait pour qu'il soit évité. Dès le plus jeune âge.

A la crèche, par exemple, où les activités proposées aux tout-petits sont devenues la règle. "Dans nombre d'entre elles, les enfants sont soumis à un hyperactivisme avec un emploi du temps séquencé dans lequel l'organisation journalière est constituée d'une succession d'activités discontinues", estime Nicolas Murcier, éducateur dans le champ de la petite enfance. Les choses ne se calment guère à l'école, où les enseignants n'hésitent plus à découper en tranches les heures de cours afin d'éviter l'ennui aux élèves. Et à la maison, il y a... la télévision.

Les enfants la regardent partout dans le monde, et pas moins de deux heures par jour selon les dernières statistiques européennes. Pourquoi ? Pour éviter l'ennui, affirme Marina D'Amato, professeur de sociologie à l'université de Rome-III. D'après les milliers d'études publiées depuis les années 1940 sur les rapports entre enfants et télévision, celle-ci, en effet, serait toujours un deuxième choix.

"Les sports, la famille, la vie associative, les arts, le cinéma sont toujours préférés à une après-midi devant l'écran, précise-t-elle. Donc la télévision remplit le vide de l'ennui." Avec une stratégie de plus en plus élaborée dans la structure des programmes - dimension émotive de l'histoire, calcul du rythme d'attention, utilisation des sons et des lumières - pour que le spectateur n'en soit pas distrait.

Faut-il le déplorer ? S'en réjouir ? Pour les spécialistes de l'enfance, une chose est sûre : avoir trop peur de l'ennui nuit. Le désoeuvrement, soulignent-ils, possède aussi son versant positif. Appliqué à petites doses, il permet de développer l'imaginaire, la créativité, la connaissance de soi. Mais pour qu'il soit constructif, il faut que l'enfant ait "appris" à s'ennuyer très tôt, et qu'il puisse trouver dans son environnement les moyens d'y pallier par lui-même.

Et si c'était les adultes qui, les premiers, trouvaient insupportable l'ennui de leur enfant ou de leur adolescent ? "Certains parents se souviennent très bien de l'ennui éprouvé lorsqu'eux-mêmes étaient enfants, remarque le pédopsychiatre Roger Teboul, responsable de l'unité Ado 93 au CHU de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Dans la course effrénée vers le bonheur et la réalisation individuelle, ces mêmes parents veulent à tout prix éviter à leurs enfants de se trouver confrontés à ces sentiments de vide, de lassitude, de mélancolie, condensés dans ce lamentable "Je m'ennuie !" qui les plongeaient jadis dans un grand désarroi." Mais il n'est pas pour autant nécessaire de se précipiter sur la télécommande de la télévision ou sur la console de jeux pour y échapper. Ni d'organiser en urgence une activité dès le moindre temps libre.

Car le processus de maturation qui fait de l'enfant un adulte implique un travail psychique. Or, explique Roger Teboul, pouvoir s'ennuyer "sans se perdre dans le vide de sa pensée" permet d'effectuer ce travail, particulièrement nécessaire au moment de l'adolescence. Le temps du repli sur soi, celui de tous les enthousiasmes, mais aussi de la solitude et du non-désir, qui se double d'une étrange sensation de vide.

"Au seuil de l'adolescence, les longues périodes d'ennui sont fréquentes. Elles ont leur utilité et devraient être respectées, souligne le psychiatre, en ajoutant qu'il ne sert à rien d'aller au-devant du désir des adolescents. Cela leur évite précisément de se poser la question de ce qu'ils veulent, question qui devient fondamentale pour exister en tant que personne à part entière." Nous voilà prévenus : lorsque nos adolescents seront cet été avachis sur une chaise, le dos vouté et la mine morne, le mieux sera de s'éloigner sur la pointe des pieds en disant : "Chut ! Les enfants s'ennuient... "

Catherine Vincent
Article paru dans l'édition du 05.07.06

Zizanie sur Dr Zidane et le Zizou Garou...

Le carton rouge, par François Weyergans

LE MONDE | 10.07.06 | 13h59 • Mis à jour le 10.07.06 | 13h59

Dès qu'on essaie de comprendre un peu, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le subisse, l'engouement périodique et planétaire pour le football, l'emballement inouï ou invraisemblable pour quelques joueurs devenus emblématiques, eh bien, on a du boulot ! Encore heureux qu'on s'emballe pour des joueurs : au moins ne sont-ils pas, jusqu'à nouvel ordre, virtuels. Ni vertueux : il y a, sublimée ou explicite, pas mal d'agressivité dans l'air pendant un match (dire qu'aux débuts du football on jouait sans arbitre, de même qu'il a fallu du temps pour que les orchestres aient un chef !). Une équipe de football ressemble à une meute. C'est une des choses qui doivent plaire là-dedans, les rapports entre individu et groupe. Faudrait-il relire Le Livre de la jungle ? Découvrir chez tel ou tel joueur un côté Mowgli, même si certains font parfois songer à des Petits Princes ayant grandi ? C'est mince et maigre, comme comparaisons, quand on pense à tout ce qui s'est écrit ou dit pendant ce Mondial. Prenons Zinédine Zidane. Mowgli, lui ? Petit Prince devenu vieux ?

A propos d'âge, j'en profite pour rappeler que l'Anglais Stanley Matthews, adoré par mon père quand j'étais jeune, que ce Matthews, donc, dans les années 1950, ramène à 3-3 un score de 3-1 à l'âge de trente-huit ans et finira sa carrière professionnelle à cinquante ans. C'est au remarquable livre de Ken Bray : Comment marquer un but (éditions Lattès), mon livre de chevet depuis quinze jours, que je dois d'avoir retrouvé le nom de Matthews et le récit de la finale Blackpool-Bolton, mais revenons à Zidane. On pourrait parler aussi des gardiens de but. En regardant Fabien Barthez accablé après la victoire des Italiens aux tirs au but, je me disais : "Un acteur voudrait faire ça, il aurait du mal."

Revenons à Zidane enchanteur plutôt que magicien... Ce n'est pas un Anglais comme Ken Bray, par ailleurs docteur en physique quantique, qui aurait traité Zidane d'archange, de saint ou de dieu, ni même, comme l'actuel président de la République française improvisant devant un micro de télévision, d'homme "qui a incarné les plus grandes qualités humaines que l'on puisse imaginer". Il y avait quelque chose d'écoeurant dans tout ce que j'ai pu lire sur Zidane, c'était pire que ce lieu commun : un concert d'éloges, mais à quoi bon dire du mal de ceux qui ont dit trop de bien de Zidane. Ce n'est pas sa faute. A-t-il lu tout ça ? Ce doit être étouffant. Si on parlait de lui comme d'un rare et merveilleux joueur de football, ce ne serait pas si mal. On l'a traité de Nijinski du football. Comme il n'y a plus personne de vivant qui ait vu Nijinski danser, on aurait pu dire le Noureev du foot, mais un footballeur n'est pas un danseur, ça n'obéit pas aux mêmes règles, ça ne se confronte pas de la même façon à l'espace et au temps.

Zidane reçoit un carton jaune dans je ne sais déjà plus quel match, et voilà qu'il s'en trouve galvanisé et marque aussitôt un but d'une extrême élégance, comme un paragraphe très bien écrit, comme une phrase rapide (de Morand, de Cocteau ?). Si je parle d'écriture, c'est à cause du sélectionneur Domenech, qui un jour à la mi-temps déclara : "Le match ne s'écrit pas en 45 minutes, il s'écrit en 90 ou en 120 minutes." L'emploi de ce verbe "écrire" est loin d'être bête. Tout à coup apparaissent les figures de style, la rhétorique, Aristote, carrément Aristote et sa catharsis...

"En tant que romancier", Zidane m'intéresse beaucoup plus pour ce qu'on devine de lui que pour ce qu'il montre. Tout en jouant, il cache bien son jeu. Il semble qu'il ait eu une sorte de nuit obscure ou de pari de Pascal qui l'ont convaincu de revenir dans l'équipe de France. Dans une interview, il dit qu'il n'en parlera jamais "jusqu'à son dernier souffle". On parlait à son propos de tragédie grecque et voilà qu'avec son carton rouge du 9 juillet, il donne raison à Sophocle : on ne juge d'une vie humaine qu'à la fin (dans son cas, c'est plutôt la carrière et la fin annoncée de cette carrière qui est "en jeu").

Ce carton rouge est un grand moment. Les réactions immédiates furent : "C'est un coup du sort, le hasard, la colère, fermons les yeux, oublions ça." Il y a là au contraire à l'oeuvre une espèce de pulsion d'autodestruction devant laquelle je m'incline en pensant au dicton un peu psychanalytique : "C'est quand ça ne va pas que ça va." Grand moment que l'arbitre avait à juger, mais pas moi, pas nous.

François Weyergans est écrivain.



Reportage

Zidane, héros lointain et décevant de la Castellane

LE MONDE | 10.07.06 | 15h12 • Mis à jour le 10.07.06 | 15h34
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-793951@51-794033,0.html

Cent dixième minute. Le ralenti montre Zinédine Zidane asséner un coup de tête à un défenseur italien. Ça crie devant l'écran du rétroprojecteur : "Ouaich Zizou !" Ça rigole. On applaudit le geste. Puis, carton rouge. Zidane expulsé. Presque aucune réaction de tristesse ou de compassion pour "l'enfant du quartier" qui a passé son enfance dans cette cité de la Castellane. "Zizou" sort du terrain dans la quasi-indifférence, sous le regard d'une cinquantaine de personnes massée devant l'entrée du bar-tabac de la place Tartane, cité de la Castellane à Marseille (Bouches-du-Rhône).

Quelques filles, des "chibanis" - les anciens -, des jeunes blacks, beurs, et beaucoup d'enfants. Surexcités par les caméras de télévision. Ça casse des bouteilles en verre, allume des pétards et des feux d'artifices. Ici, forcément, le nom Zidane est sur toutes les lèvres. Il est natif de cette cité située à quelques kilomètres du Vieux-Port. Bien évidemment, tout le monde le connaît. De "visu", ou simplement parce que certains ont grandi avec lui.

Alors, assis sur un scooter, sur une chaise ou sur un canapé emprunté à un voisin, chacun y va de son commentaire. "Dans une finale de la Coupe du monde, tu n'as pas le droit de mettre un coup de boule, s'irrite Nabile Saouche. Il n'a pas été pro jusqu'au bout. Il tire sa révérence sur une mauvaise note." Plus loin, Bilal Zekri, pense l'inverse : "C'est un mec calme qui ne fait pas n'importe quoi. L'Italien mérite. Il a certainement mal parlé à Zidane."

Difficile de croire que la cité a vu naître la star. Aucun signe extérieur, pas de banderoles ou d'affiches avec l'effigie du retraité le plus célèbre de France. Zidane est absent des murs recouverts de tags. Très rares sont les jeunes qui ont un maillot au nom du joueur. Au pied des immeubles défraîchis, il reste une icône vénérée, mais il est peu apprécié. Déception, un peu de jalousie, pas mal d'amertume. On lui reproche de ne pas assez s'investir pour le quartier.

"On l'aime parce qu'il est une idole. C'est du respect, assure Farid Idri, gérant du bar-tabac. Mais, il ne fait rien pour le quartier. Franchement, il n'a pas pu nous mettre un écran géant pour qu'on le regarde. Là, on a dû se débrouiller tout seul pour en avoir un." Il continue à égrener ce qui le chagrine. "Il pourrait financer la construction d'un terrain de foot et encadrer plus les minots", affirme-t-il, lui qui affiche dans son commerce le maillot du Real Madrid dédicacé par Zidane. "C'est un bidon, assène à son tour Temy Kanes. Il ne peut pas aider les gens du quartier d'où il vient ? Putain, il est milliardaire. Il pourrait changer la vie de pas mal de familles ici."

Son ami, Aziz Boutelflika, se dit "dégoûté" : "Il ne vaut rien. Il fait bonne figure à la télé, devant les politiques. Mais il nous a lâchés. Regardez ! Le quartier est empoisonné. Il est crade. C'est la misère ici. J'ai vraiment les boules. Il ne faut pas qu'il oublie qu'il sort de ce béton." La Castellane, 5 000 habitants, est considérée comme l'une des cités les plus pauvres de Marseille. Un taux de chômage qui flirte avec les 54 %, soit trois fois plus que la moyenne de la cité phocéenne. Les 15-25 ans sont les premières victimes. Près de 60 % sont sans emploi.

Pourtant, sur la place Tartane - en forme de terrain de foot - là où "Zizou" a réalisé ses premiers passements de jambes, les jeunes enfants rêvent d'être le prochain Zidane. "Ils ont envie de s'en sortir, raconte Hocine Djelloul, 34 ans. Zidane donne l'espoir à ces petits. Même l'hiver, je les vois en "survêt" s'entraîner sans relâche." "Moi, je suis fier de lui. Il représente le quartier et donne le sourire. C'est trop beau", s'émeut Driss Faha, 18 ans. "Grâce à lui, on parle de la cité mais en bien. Ça change des voitures qui brûlent ou du trafic", poursuit Farid Djelloul, 16 ans.

Le match est terminé. La petite place se vide rapidement. De très jeunes enfants jouent au ballon et fracassent sur le sol les bouteilles de bière en verre laissées par les "grands". Brahim Saly, fan de Zidane au point que la boucle de sa ceinture fait défiler en continu le nom de sa star en lettre rouge, est "triste". Nordinne Madi, 14 ans, a "envie de pleurer". Leurs amis les narguent, "contents" que la France ait perdu.

Ça discute du carton rouge. Il s'en trouve quelques-uns pour y voir au moins un signe positif, comme l'ultime empreinte d'un Dieu vivant redevenu homme devant des centaines de millions de téléspectateurs. Zinédine Zidane, 34 ans, dans son exil de milliardaire, avait donc emporté avec lui les reliquats de son passé. Ayoub Argoubi, 17 ans : "Zidane restera un grand joueur. Il nous a peut-être oubliés, mais son coup de tête, c'est un vieux reste de la Castellane."

Mustapha Kessous
Article paru dans l'édition du 11.07.06

Les paradoxes de l'affaire Zidane, par Pierre Jaxel-Truer

LE MONDE | 13.07.06 | 13h40 • Mis à jour le 13.07.06 | 13h40

Que restera-t-il de la Coupe du monde de football ? Au palmarès, indélébile, une ligne, sèche comme un été dans les Pouilles, la région d'origine du désormais célèbre Marco Materazzi : vainqueur de l'édition 2006, l'Italie. Au rayon des impressions, des sentiments, l'affaire se complique.

Là, se mêlent le respect du sens moral, l'affect, le goût des grandes comédies et des parfaites tragédies. Dans ce joyeux bazar, chacun est maître d'établir son propre bilan et d'ériger ses théories d'un soir en certitudes. Là, le temps fait office de juge de paix, et le courant dominant, qui finit par tout emporter, n'émergera que lorsque l'affrontement des marées contraires se sera calmé.

Aujourd'hui, pourtant, une chose est déjà sûre. L'événement de la Coupe du monde aura été un coup de tête, au sens propre comme au figuré. La scène, vue, revue, disséquée, appartient désormais, le mot n'est pas trop fort, à l'Histoire, au patrimoine universel. Comme la célèbre "main de dieu" de Diego Maradona lors du quart de finale Argentine-Angleterre de 1986.

En direct, lors de la finale de Berlin, près de 500 millions de téléspectateurs à travers le monde ont vu ceci : Zinédine Zidane, à dix minutes de la fin du match, au coin de la surface de réparation italienne, se tourne vers Marco Materazzi, lui faisant signe qu'il n'a guère apprécié que ce dernier lui tire le maillot. Puis il s'éloigne, en direction du centre du terrain, précédant de quelques pas son adversaire, qui lui parle. Brusquement, il s'arrête, se retourne, et frappe violemment, du front, la poitrine du défenseur de la Squadra azzurra, qui s'effondre. Ce moment de violence, bref, impérieux, est une anomalie dans un spectacle d'ordinaire calibré. Une incongruité sur un terrain où les joueurs savent très bien, dès leur plus jeune âge, ce qu'il en coûte de répondre à une provocation. Un vilain exemple, aussi.

S'ensuit, dans cette partie devenue folle, un long moment de flottement. L'arbitre et ses deux assistants, sur la pelouse, sont les seuls à n'avoir rien vu. Devant son écran, chacun attend l'inévitable sanction ou la poursuite, comme si de rien n'était, de la rencontre entachée d'une marque indélébile. Puis, recourant au quatrième arbitre - et peut-être à la vidéo, car les règles s'effacent parfois en catimini devant l'exceptionnel -, l'assesseur de la rencontre expulse Zinédine Zidane, qui disputait son dernier match de football.

Que retenir, de cet instant étiré en longueur, qui a eu la particularité de laisser le temps aux premiers commentaires ? La palette des réactions instinctives observées est large : il y a eu les silencieux, murés dans leur étonnement ; les rigolards, dédramatisant l'instant ; les enthousiastes, pour qui un " bon coup de boule" est une vraie "affaire d'homme" ; les tenants du fair-play, aussi, pour qui la fête a été gâchée par un geste inconséquent. Et tant d'autres.

Au lendemain de la défaite, vient le temps des premiers écrits. La tonalité générale est celle de la condamnation, tempérée déjà, par l'admiration unique qu'exerçait l'artiste du ballon rond. Les plus sévères sont souvent les journalistes, les plus tendres les écrivains appelés à tenir chronique dans les quotidiens. Des artistes, eux aussi.

Au deuxième jour du sacre de l'Italie et de la sortie tête basse de la grande figure du Mondial en Allemagne, le discours dominant change. Le temps est désormais celui de la compréhension, et, pourquoi pas, de la compassion. La presse anglo-saxonne, notamment, s'intéresse au second protagoniste de l'histoire, Marco Materazzi. Les journaux britanniques ont rivalisé d'experts en lecture labiale pour déterminer quels furent les propos du défenseur italien avant que le courroux de l'icône ne se manifeste. Qu'importe si la science n'est pas exacte, une motion de synthèse pourrait arriver à cette conclusion : "On sait tous que tu es le fils d'une pute terroriste", aurait dit le costaud tatoué de la Squadra azzurra, à qui l'on a tout d'un coup trouvé des airs de méchant.

Le retournement s'opère et l'icône, décapée, retrouve de son lustre. Non, ce n'était pas bien de donner un coup de tête, mais quand même, peut-on tenir rigueur à quelqu'un de craquer face à des attaques aussi viles ? Pauvre "Zizou", entend-on, il méritait une autre sortie.

"IMPARDONNABLE" MAIS SANS REGRETS

Le troisième épisode s'écrit ainsi déjà en filigrane. La véritable victime est le génial meneur des Bleus, et le coupable le laborieux défenseur des nouveaux champions du monde, sur qui pèse l'infamie d'un propos raciste, le terroriste renvoyant à la confession musulmane de Zinédine Zidane. Merveilleux retournement. L'explication publique du Français, mercredi 12 juillet, sur Canal+, a confirmé la tendance : regard profond, il a évoqué les mots "très durs" de Marco Materazzi, sans jamais les prononcer. Se déclarant "impardonnable" - mais sans regrets -, il a désigné son adversaire dans le rôle du "vrai coupable".

Quelles leçons tirer de cette histoire ? La première, c'est que c'est une histoire comme on en trouve peu. Le retour de l'idole, le succès jusqu'en finale, et l'acte impromptu, qui fait tout déraper. Il est si bon de tirer sur sa trame pour la faire déborder du cadre.

La deuxième, c'est qu'un événement somme toute pas si extraordinaire que ça - Zinédine Zidane a été expulsé 14 fois durant sa carrière -, par la force d'une exposition médiatique extraordinaire, a pris une incroyable dimension. Les médias ont semblé courir après l'opinion, prompte à absoudre le champion. Les politiques ne sont pas en reste. En France, Jacques Chirac a ainsi exprimé au no 10 des Bleus "l'admiration et l'affection de la nation tout entière". Le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, a envoyé une lettre au "demi-dieu" d'origine kabyle pour lui exprimer "sa solidarité et son amitié".

La troisième offre un paradoxe : l'agression physique de Zinédine Zidane contre son agresseur verbal, en toute logique, aurait dû ternir la compétition et le football, mais, au contraire, elle les renforce. Leur toute-puissance, unique, saute aux yeux. Qu'on ne se méprenne pas : ce football-là, avec ses insultes et ses représailles, n'a aucune vertu éducative ; son pouvoir réside simplement dans l'auto-exacerbation de son incroyable force. Prolifique en devises, il est pour le reste stérile. Sa victoire est donc une défaite, ou inversement.

La quatrième leçon, plus heureuse, relève d'un autre paradoxe apparenté : si la beauté du jeu, dans son idéal noble, est passée par perte et fracas, ce dernier reste le grand vainqueur. Car il s'agit bien d'un grand jeu, où chacun refait l'histoire, conscient, finalement, de l'importance relative de la polémique. Quoi de plus réjouissant que cette gigantesque discussion de bistrot, sur tous les tons, sur tous les modes, à l'échelle planétaire ?

Pierre Jaxel-Truer
Article paru dans l'édition du 14.07.06