8.2.06

Souffler le chaud et le froid

Tant qu'à être pessimiste (1er article) ou optimiste (2e article) , autant l'être à fond!

(sources: www.cyberpresse.ca)

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La fin du monde est à nos portes...

François Cardinal

La Presse

Si les apôtres de la fin du monde étaient encore rares il y a quelques années, les dernières semaines ont prouvé qu'ils étaient de plus en plus nombreux, tant dans la communauté scientifique que médiatique. La question, semble-t-il, n'est plus de savoir si le climat se dérègle, mais bien à quelle vitesse. Et surtout, s'il est trop tard pour contrer la menace...

Depuis le mois de janvier dernier tout particulièrement, les observations et prévisions des experts vont en effet dans le sens d'un réchauffement planétaire s'accélérant à un rythme jusqu'alors sous-estimé. Si nous n'agissons pas d'ici sept ans, a même soutenu hier le premier ministre britannique, Tony Blair, il risque d'être trop tard pour l'humanité.

Parmi tous ces récents rapports, un en particulier a fait le tour du monde et a frappé l'imaginaire, celui du Goddard Institute for Space Studies de la NASA. La conclusion: 2005 partage avec 1998 le titre d'année la plus chaude depuis plus d'un siècle. Et comme si ce n'était pas assez, on précise que depuis 1900, les années où la température a été la plus élevée sont 1998, 2002, 2003, 2004 et 2005...

Inquiétant, vous dites! D'autant plus que El Niño explique la présence dans cette courte liste de l'année 1998. Lorsque cette dernière est exclue, le palmarès des années les plus chaudes se concentre donc entièrement après 2000.

Alarme

Fait rarissime, les deux plus grands journaux des États-Unis, le Washington Post et le New York Times, ont tour à tour sonné l'alarme au cours des derniers jours dans la foulée du rapport de la NASA. Alors que la plupart des Américains n'en ont que pour la future progéniture du couple Pitt-Jolie, les deux quotidiens affirment qu'il y a péril en la demeure.

«Maintenant que la communauté scientifique s'entend pour dire que l'activité humaine est la cause du réchauffement de la planète, la question est de savoir si les changements climatiques évoluent si vite que, d'ici quelques décennies, l'homme sera incapable de ralentir ou de renverser cette tendance», pouvait-on lire dans le Washington Post.

Le grand quotidien de New York, pour sa part, se concentrait sur la censure imposée à la NASA par l'administration Bush. On déplorait ainsi que le président des États-Unis tente par tous les moyens de cacher le fait que le monde court à sa perte.

Si tout cela n'est pas suffisant, le scientifique James Lovelock vient tout juste de publier un livre apocalyptique à Londres. Connu mondialement pour «l'hypothèse Gaïa» qu'il a créée dans les années 70 - la Terre est un vaste système qui s'autorégule seul -, Lovelock écrit, dans The Revenge of Gaïa, que le point de non-retour est imminent.

Si, comme il est prévu, la planète se réchauffe de trois degrés au cours des 50 prochaines années, cela provoquera une série de conséquences dramatiques, croit-il. Il prévoit la disparition de la forêt tropicale, ce qui entraînera l'évacuation d'une vaste quantité de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. La fonte du Groenland provoquera l'inondation de nombreuses villes dans le monde. Les réfugiés écologiques se compteront par millions. Etc.

Pour Lovelock, les discours optimistes comme celui du gourou du design Bruce Mau sont tout simplement irresponsables face à ce qu'il qualifie de plus importante menace qu'a connue l'humanité.

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DESIGNER CANADIEN DE RÉPUTATION INTERNATIONALE

Bruce Mau: écolo et optimiste

François Cardinal

La Presse

Est-ce possible d'être à la fois écologiste et optimiste? De croire à l'existence des changements climatiques tout en rejetant les discours apocalyptiques? Le designer canadien le plus connu au monde, Bruce Mau, croit que oui. De passage à Montréal, ce gourou a tenté de convaincre ses très nombreux disciples... avec un discours qui heurtera bien des sensibilités chez les environnementalistes.

Le mouvement des écolosceptiques est mort de sa belle mort. Si on remettait encore en question le réchauffement de la planète il y a cinq ans à peine, ce questionnement a laissé place depuis à une lente résignation: non seulement les changements climatiques existent-ils, ils sont en cours et s'accélèrent, clament en choeur les scientifiques.

L'empreinte de l'homme est partout, nous disent-ils. Dans les températures élevées qui ont fait de 2005 l'année la plus chaude en 100 ans. Dans la fonte sans précédent des glaces de l'Arctique. Dans les ouragans, si nombreux que l'alphabet ne suffit plus pour les nommer. Dans l'Amazonie, qui n'a pas connu pire sécheresse depuis des décennies.

Certes, le mouvement sceptique a eu ses belles années dans la foulée de la publication du livre The Skeptical Environmentalist, écrit en 2001 par le Danois Björn Lomborg. Mais deux ans plus tard, force est de constater que la notoriété de ces incrédules a monté aussi vite qu'elle est redescendue.

Tout comme le débat, d'ailleurs, qu'a tenté de lancer l'auteur américain Michael Crichton avec son essai/roman State of Fear, publié ces derniers jours en français (État d'urgence). Rares sont ceux qui croient comme lui que le réchauffement de la planète est l'invention de scientifiques peu scrupuleux.

Comment réagir?

Cela dit, comment réagir à la menace? Avec pessimisme ou avec optimisme? De passage à Montréal, où il s'est adressé jeudi dernier à une salle archipleine de l'Université McGill, le designer de réputation internationale Bruce Mau a tenté cette réponse sous forme d'interrogation.

«La question est: comment vais-je me comporter si je pense que les choses empirent ou si je crois plutôt qu'elles vont s'améliorer? Cela est primordial car lorsque les gens pensent que ça empire, ils se conduisent égoïstement. Et lorsqu'ils pensent que les choses s'améliorent, ils choisissent plutôt de s'engager, d'investir dans leur famille, dans leur communauté», a-t-il dit en entrevue avec La Presse.

Mondialeme
nt connu pour la complicité qu'il a développée avec les plus grands architectes de la planète, comme Rem Koolhaas et Frank Gehry, Mau a une armée de fidèles qui voit en lui un véritable gourou. Acclamé un peu partout pour la conception du nouveau MoMA de New York, pour ses espaces verts urbains ou pour les ouvrages sur lesquels il a travaillé, il a été qualifié de «maître incontesté du design au Canada», par le Globe & Mail.

Fort de cette réputation, il s'est attaqué ces dernières années à une tâche titanesque: dresser le portrait de l'avenir du design. À la demande de la Vancouver Art Gallery, il a ainsi mis sur pied Massive Change, une exposition itinérante qui fait encore aujourd'hui énormément parler d'elle au Canada anglais et ailleurs.

C'est précisément en préparant cette exposition, plus particulièrement en faisant le tour du monde afin de cerner l'avenir du design, qu'il a approfondi sa réflexion sur les questions environnementales.

Et ce qu'il a vu un peu partout le remplit aujourd'hui d'optimisme... et de rancoeur pour les oiseaux de malheur que sont à ses yeux les écologistes.

Crise et solutions

Il en a ainsi contre le discours écolo ambiant qu'il estime défaitiste et néfaste. Lorsque les scientifiques David Suzuki et Hubert Reeves vont jusqu'à prédire la fin du monde si rien n'est fait, comme ils l'ont fait à Montréal l'automne dernier, cela ne fait que démotiver les gens, déplore-t-il avec force.

«Le problème avec la rhétorique de Suzuki c'est qu'elle tourne en rond, poursuit-il. C'est un peu comme s'il disait qu'il n'y a rien à faire, sinon rentrer chez soi et se jeter en bas d'une falaise. Les gens ne peuvent faire autrement que d'agir négativement lorsqu'ils croient qu'il n'y pas d'issue positive possible. Or, ce n'est pas la seule chose qui se passe actuellement. C'est vrai qu'il y a une crise, mais il y a aussi des millions de solutions.»

«Le thème de Massive Change, précisément, ce sont les solutions que nous mettons de l'avant dans le monde pour résoudre le genre de problèmes que Suzuki et les autres environnementalistes montrent continuellement du doigt.»

Lors de la conférence qu'il a prononcée la semaine dernière, Bruce Mau a multiplié les exemples de villes ayant su faire face au défi environnemental: Bogota, en Colombie, Curitiba, au Brésil, etc. Il a aussi dressé une longue liste d'inventions aussi originales que riches en possibilités.

«S'il y a un impact lié à notre empreinte écologique, il y a aussi et surtout un million de cas où on réhabilite des écosystèmes, où on investi de la bonne manière, croit-il. Mais Suzuki tente de ramasser des fonds pour résoudre la crise. Il est donc moins intéressé de dire que nous sommes en train de sauver la planète...»

Riches et pauvres

Bruce Mau croit que l'homme peut, avec un peu d'ingéniosité, s'adapter à tout... à condition d'être capable de voir le monde autrement. Dans l'exposition Massive Change, le Torontois a ainsi superposé la carte du monde de la pauvreté ainsi qu'une carte du potentiel énergétique solaire de la planète pour montrer qu'un regard neuf suffit pour trouver des solutions.

«On s'est rendu compte que ces deux cartes étaient presque identiques, a-t-il lancé à ses disciples. Il suffirait donc que l'on mette sur pied une technologie permettant de transformer adéquatement le solaire en énergie pour que les plus pauvres des pauvres deviennent riches.»

Simpliste, la rhétorique du designer? Plusieurs estiment que oui. Lorsque son exposition a quitté Vancouver pour Toronto, l'an dernier, les critiques de la Ville reine sont même allés jusqu'à dire que Bruce Mau faisait finalement partie des ligues mineures du design. Le gourou était recalé au rang de vulgaire disciple!

Mais Mau n'a que faire de ce genre de commentaires. À son avis, cela fait partie du discours défaitiste ambiant. «Nous tentons de nous convaincre que le monde s'en va à sa perte alors que les faits nous prouvent le contraire. Dans toute l'histoire de l'humanité, il n'y a pas eu meilleur moment pour être en vie qu'aujourd'hui.»

7.2.06

Évoluer au rythme des catastrophes

Evoluer au rythme des catastrophes

par Laure NOUALHAT
QUOTIDIEN : mardi 07 février 2006
http://www.liberation.fr/page.php?Article=357311

Marseille envoyée spéciale

Quand le neuropsychiatre Boris Cyrulnik croise le botaniste Jean-Marie Pelt, ils causent avec allégresse de la fin du monde et de son effet sur l'âme humaine. Rencontre enthousiaste à Marseille.

Pensez-vous que nous puissions encore sauver la planète ?

Jean-Marie Pelt. La réponse est forcément oui. Si vous répondez non, vous restez devant votre télé ou vous jouez au Scrabble. Bien sûr, si vous dites oui, vous tirez un trait sur une vie tranquille et facile, mais vous avez au moins le sentiment de faire votre devoir, sans baisser les bras. On peut sauver la terre, mais le codicille est que nous devons impérativement changer, et vite.

Boris Cyrulnik. Oui, on peut encore sauver les meubles puisque nous changeons un peu à chaque catastrophe. L'évolution humaine se fait au travers de catastrophes. Le mot lui-même veut d'ailleurs dire cela : «cata», c'est la coupure, et «strophe», le discours. Quand ça s'effondre, on déploie un tel génie qu'on invente autre chose. Aujourd'hui, notre système s'emballe et il évolue irréversiblement vers la perversion. Donc, oui, nous allons évoluer, changer, mais nous l'aurons payé cher, car ce sera au prix d'autres catastrophes. L'homme a toujours déséquilibré les systèmes naturels, mais jamais avec autant de pouvoir qu'aujourd'hui.

J.-M. P. Sur la théorie des catastrophes, je suis totalement d'accord. Une bonne catastrophe fait bouger les choses. Prenez l'exemple de La Nouvelle-Orléans. Avant ce terrible déchaînement de la nature, peu de maires se sentaient concernés par le climat aux Etats-Unis. Désormais, 150 villes américaines font partie d'un réseau de lutte contre le changement climatique. Le maire de la ville a été entendu et l'administration Bush a pris des mesures d'économies d'énergie. Si bien qu'à Montréal, en décembre, elle a accepté de discuter de l'après-Kyoto. C'est la théorie du pied dans la porte qu'utilisent les démarcheurs. Typiquement aux Etats-Unis, il n'y a que les habitants des côtes qui sont sensibilisés aux questions climatiques, c'est une merveilleuse illustration de l'évolution par les marges !

B.C. Quand les choses nous angoissent, nous refusons de les voir. Pourtant, nous savons qu'elles existent. Mais nous ne pouvons vivre avec ces angoisses perpétuellement présentes à l'esprit. En ce sens, les catastrophes industrielles ou technologiques sont des grains de sable qui perturbent notre évolution. Elles sont ponctuelles et graves, mais ce qu'il y a de plus grave à long terme se situe peut-être ailleurs.

Quel est l'impact de la crise environnementale actuelle sur notre psyché ?

B.C. Enorme. Nous sommes façonnés, pétris par le milieu physique et l'environnement dans lequel nous vivons. Bien plus qu'on ne le croit. Au début de l'humanité, l'écologie était dure. On avait faim, froid, peur. Dès l'instant où nous avons inventé la technologie pour nous protéger, notre monde mental a changé. Nous nous sommes mis à maîtriser la nature, puis à la haïr. Ensuite, ce fut le tour des hommes. Aujourd'hui, notre ennemi, c'est nous-mêmes. Toute modification technologique modifie la manière dont on se pense. Quand le milieu change, notre manière de penser change aussi. Faites varier la température d'une pièce et observez les comportements individuels des personnes qui s'y trouvent. Plus il fait chaud, plus on parle intimement. C'est physiologique. En hiver, vous dormez en vous recroquevillant sur vous-même, et l'été vous avez besoin d'élargir votre surface d'évaporation et vous vous étalez... Quand il fait chaud, on parle de soi, quand il fait froid, on parle philo !

J.-M. P. Avec le réchauffement climatique, on s'aimera de plus en plus !

Quelles sont, selon vous, les priorités en matière de protection de l'environnement ?

J.-M. P. Nous devons faire en sorte que cette petite et fragile fleur qu'est le développement durable pousse sur les restes du mythe de la croissance infinie. Il faut réussir l'après-Kyoto, endiguer le réchauffement et ses conséquences, puis faire en sorte que la directive européenne Reach sur les produits chimiques aboutisse, c'est-à-dire moraliser la chimie. Je n'ai rien vu de réellement neuf depuis la fin du XIXe siècle, à part l'écologie. Et celle-ci a enfanté le développement durable. Si le développement durable ne se contente pas d'être une vague couche de peinture verte sur des murs fissurés, nous aurons réussi à sauver la planète. On parle toujours de 2100 ou 2300, mais cela concerne tout simplement nos enfants et les leurs.

B.C. Une cause ne provoque pas un effet, mais une convergence de causes provoque différents effets. Peut-être que la catastrophe en cours, silencieuse, c'est plutôt la baisse de fertilité des hommes : 20 % des couples connaissent des problèmes de fertilité aujourd'hui, et un tiers dans les dix ans à venir. Conséquence de cela : on va surinvestir les enfants, et un enfant surinvesti, c'est aussi grave qu'un enfant abandonné.

J.-M. P. Nous sommes entrés dans l'ère de la sixième extinction des espèces. La dernière a eu lieu à la fin du permien, il y a 225 millions d'années. A cette époque, 95 % des espèces vivantes à la surface de la Terre ont disparu. C'est peut-être notre tour.

2.2.06

Pneus et caoutchouc pas si souple...

... lors d'une visionnement d'une publicité pour l'achat de pneu ou lors de votre prochain achat... Ça, c'est la réalité derrière le produit. Ça, c'est le monde en 2006.

G.
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Les forçats de Firestone


La servitude a la peau dure. L'épaule de John Mulbah s'est fabriqué une carapace, mais s'enfonce bizarrement en son milieu. Précisément au point d'équilibre où, trois à quatre fois par jour, pèse sur son corps le long balancier lesté de deux seaux remplis de latex. John Mulbah porte les stigmates de l'employé de la plantation d'Harbel, à une quarantaine de kilomètres au sud de Monrovia, la capitale du Liberia. Le cal du saigneur d'hévéas. Le sceau de Firestone.


"Trente-sept pounds...", "38 pour le second...". L'un après l'autre, John Mulbah et ses compagnons suspendent leurs récipients au crochet de la balance. Plus de 60 kilos sur le dos. lls versent ensuite le latex dans une cuve emplie d'ammoniaque, pour le diluer avant qu'un camion ne le ramasse. Les vapeurs les font vaciller. Les fronts transpirent à gouttes épaisses. Puis les frêles silhouettes repartent sur la piste — terrible ballet de funambules avançant à petits pas comptés et pressés, comme si chacun savait que, même lorsque les seaux sont vides, un pas de côté sur la route du rituel journalier mettrait le salaire et la survie de la famille en danger.

Trois ou quatre fois, selon leur état de forme, John Mulbah et ses amis parcourent le long kilomètre qui les mène de la plantation à la balance, sept jours sur sept. Ils font partie des 6 000 salariés libériens déclarés de Firestone, une société américaine rachetée par le japonais Bridgestone — première entreprise mondiale de pneus en valeur boursière et deuxième producteur, derrière le français Michelin. Les pauvres tongs de John Mulbah disent toute l'histoire. Il faut compter 10 dollars (8 euros) pour une paire de bottes marquées Firestone. John Mulbah en gagne à peine 3 par jour.

Tous les matins, John Mulbah, 43 ans, 8 enfants, se lève à l'aube et quitte avec ses amis sa case de la "Division 44". A 5 h 30, torche à la main, il retrouve William Togbah, le veilleur, qui, durant la nuit, dissuade avec sa petite fronde à oiseaux les voleurs qui rôdent. De haut en bas, en un long chevron, John entaille de sa machette "ses" hévéas — les "650 à 800 arbres" assignés à chacun par la direction. A cette heure matinale, le latex, liquide, blanc, brillant avant de devenir collant, ruisselle dans les coupelles arrimées au tronc, juste sous l'encoche. Accrochées par milliers aux arbres, elles ressemblent à une multitude de mains tendues attendant l'aumône — l'offrande à un pauvre petit Etat d'Afrique de l'Ouest de 3 millions d'habitants coincé entre la Sierra Leone, la Guinée et la Côte d'Ivoire, et dévasté par quatorze ans de guerre civile.

Le travail ne s'arrête pas là. Il faut laver les coupelles et asperger les arbres au Difolatan, un produit classé dangereux qui accroît la production de résine. Il y a peu, la direction de Firestone a offert à ses employés des lunettes en plastique. Mais les yeux fatigués des OS du caoutchouc ne voient plus le haut de l'arbre derrière ces hublots. Alors, les tappers (de "tap", inciser) les oublient chez eux. Tous les après-midi, entre l'assiette de riz du repas et la tombée de la nuit, ils repartent encore, pieds nus, faucher les herbes et entretenir les hévéas.

"On nous force à travailler. Quand on se plaint, ils disent : 'Il y a 200 personnes qui attendent ta place'", raconte William Togbah. "Comment tu peux partir d'ici, dans un pays où il n'y a pas de travail ?, poursuit John Mulbah. Moi, j'ai étudié douze ans à l'école. J'ai fait des études de mécanique. Je sais quels mots il faut mettre sur les choses. C'est de l'esclavage, comme dans les livres d'histoire. On joue avec les acides et l'ammoniaque. Ce travail, on ne fait qu'en mourir."

Tout cela, l'automobiliste qui, pour gagner l'ouest du comté de Margibi, est autorisé par les gardiens à traverser la verdoyante plantation ne peut pas le deviner. Vu de la route principale — le plus beau bitume du pays —, tout coule pour le mieux. "Bienvenue chez Firestone", dit la pancarte, à l'entrée de la propriété de 400 000 hectares. Derrière des tours de bois dressées comme des miradors, 8 millions d'hévéas se tordent vers le ciel en rangées parallèles. A côté, les jeunes plants sont couvés depuis deux ans. La guerre a laissé les plantations libériennes livrées à elles-mêmes, et les exportations de caoutchouc du pays plafonnent depuis à 39 millions de dollars (32,5 millions d'euros).

Deux drapeaux flottent sur le bâtiment en briques de la direction : celui du Liberia et celui de Firestone. Les histoires, toutes deux américaines, se confondent. Inspiré par quelques philanthropes des Etats-Unis qui voulaient y "rapatrier" des esclaves affranchis, le petit Etat africain prend son indépendance en 1847. Sa capitale, Monrovia, porte le nom du cinquième président des Etats-Unis, James Monroe. Une étoile du drapeau des Etats-Unis s'est envolée sur la bannière du Liberia, et l'anglais a été naturellement choisi comme langue officielle. La plantation, elle, s'installe en 1926. Mais les géants de l'automobile avaient fait de la production de caoutchouc la première activité économique du pays dès avant la seconde guerre mondiale. Depuis, Firestone ressemble à une réserve protégée. Durant le conflit qui, entre 1989 et 2003, aurait tué 250 000 personnes, l'usine n'a jamais été touchée, contrairement aux habitations. Signée pour une période de quatre-vingt-dix-neuf ans, et une bouchée de pain, la concession a été reconduite en 2005 pour dix-sept années supplémentaires, "en compensation des années perdues durant la guerre civile", se réjouit-on chez Firestone. L'embargo décrété par les Nations unies sur les exportations de diamants, en 2001, puis de bois, en 2003, parce que leur commerce finançait la guerre civile, n'a cependant jamais touché le caoutchouc.

La visite officielle n'oublie ni l'hôpital en reconstruction, ni les maisons en briques du personnel hospitalier, ni les écoles. Le tout, se garde de préciser le guide, est réservé aux ouvriers de Firestone justifiant d'un certificat de naissance. Un autobus — jaune comme les taxis new-yorkais — ramasse des petits élèves en chemise orange, jupe verte ou culottes courtes. Un arrêt dessert même un square où des pneus jouent les balançoires.

Pas d'arrêt, en revanche, devant les divisions numérotées des ouvriers des plantations. Les murs sont en terre, rarement en dur. Les toits en tôle ondulée. La famille — souvent plus de 10 personnes — se partage une pièce, parfois deux. Pas d'eau courante : il faut aller tirer celle de la rivière à la pompe la plus proche. A un bout du camp, des latrines à la turque et, derrière une palissade en feuilles de palmiers, la douche du camp. Pas d'électricité non plus : à 7 heures du soir, les pièces sont plongées dans le noir, quand s'allument, là-haut, les maisons des dirigeants de la plantation, du côté du golf, "où viennent jouer des ministres, des personnes des ambassades, des Nations unies, de l'Union européenne", raconte Salomon, le gardien du green.

On partage les lits, mais aussi le riz, vendu par Firestone et prélevé sur le salaire, 25 dollars pour les 2 sacs de 50 kg. Les gamelles sont souvent plus nombreuses que le cercle strictement familial. Parmi le million de personnes déplacées durant la guerre, beaucoup ont en effet trouvé refuge dans la plantation. "Avec les arbres et les heures supplémentaires, l'aide de ma femme et celle d'un ami, explique le tapper Joseph Kerkula, 5 enfants, j'arrive à 140 dollars par mois. Je reverse ensuite 30 dollars et 25 kg de riz à mon ami."


Dix mille personnes travailleraient ainsi indirectement pour Firestone, selon Robert Nyahn, grandi dans la "Division 6" de la plantation. Parmi elles figurent des enfants, assure sa petite ONG libérienne, Save My Future Foundation (Samfu), dans un rapport publié en novembre 2005 sur Internet et consacré au travail dans cette plantation.

Depuis, la direction de Firestone, agacée, a affiché sur ses murs un avis qui interdit le travail des enfants. "Nous sommes beaucoup plus attentifs à ce problème depuis un an. Il entache notre image de marque. Le problème, c'est que, à 12 ans, beaucoup veulent travailler avec leurs parents, assure le Libérien Edwin Padmore, responsable des relations publiques de Firestone dans le pays. Quant aux personnes déplacées, nous faisons preuve d'une grande tolérance. Nous ne pouvons pas les mettre dehors. Le problème, c'est qu'au lieu d'avoir 10 personnes à la maison, ils sont 20 à partager le riz."

En suivant M. Padmore, on ne s'arrête pas non plus dans l'usine où est conditionné le caoutchouc destiné à l'exportation, au bord de la rivière Farmington. "Nous sommes satisfaits du niveau de pollution", dit seulement le porte-parole. Les déchets sont pourtant rejetés directement dans le cours d'eau. Derrière l'usine, à la sortie de la bouche d'évacuation, de jeunes hommes se pressent en pirogue pour lancer des filets. La pêche, en effet, y est miraculeuse. Les poissons perdent de la vitesse, ne filent pas à travers les mailles. "Ils sont saouls", expliquent deux pêcheurs.

Sur l'autre rive, en aval, à Owensgrove City, les témoignages concordent. Johnson Yahanly, 75 ans, 38 dollars de retraite par mois, a travaillé trente ans comme plombier dans l'usine où est traité le caoutchouc. "Ils m'ont rendu aveugle", assure-t-il, les yeux mi-clos, appuyé sur son bâton. La peau de Johnny Clinton, ancien pêcheur de 60 ans, porte comme un dépôt de lichen vert. "Tout le temps je sentais cette mauvaise odeur. Le courant faisait affluer et refluer des nappes blanches", raconte une autre femme, qui a quitté la rive.

Hawa Nagbe, elle, se souvient qu'elle passait des heures accroupie dans la rivière Farmington, à vendre des casiers en osier pour les pêcheurs. Aujourd'hui, ses pieds sont comme couverts de mazout noir jusqu'aux genoux.

"Beaucoup de personnes qui habitaient juste en face de l'usine sont parties, explique David Bweeh, le préfet du district de Grand-Bassa tout proche. On essaie d'expliquer aux femmes de ne plus laver le linge dans la rivière." "Outre les conséquences des chutes, nombreuses, et des éclaboussures d'ammoniaque, nous constatons beaucoup d'affections gastriques", convient lui-même le médecin-chef de l'hôpital Firestone, le docteur Lyndon Mabande, en ajoutant : "Lorsqu'ils travaillent dans le bush, ils boivent une eau contaminée."

En décembre 2005, la petite Samfu, épaulée par une autre ONG américaine, le Fonds international pour les droits des travailleurs (ILRF), a porté plainte contre Firestone devant la Cour fédérale de Californie, aux Etats-Unis, pour "travail forcé, l'équivalent moderne de l'esclavage", pratiqué sur la plantation d'Harbel. L'assignation, déposée au nom de 12 ouvriers libériens et de leurs 23 enfants, cite une étude de 1956 parlant d'un "quota journalier de 250 à 300 arbres" et, "en 1979, de 400 à 500 arbres" — contre 800, semble-t-il, aujourd'hui.

"Tissu d'inepties, balaie M. Padmore. 'Esclavage', ce mot sonne pour nous comme une offense. Le Liberia a été à l'origine une terre de refuge pour des citoyens libres. C'est notre histoire. Nous ne pouvons pas en faire un pays d'esclaves. Le salaire moyen est de 3,38 dollars pour huit heures par jour, soit largement plus que la moyenne nationale, dans un pays qui compte 80 % de chômeurs. Le quota est de 650 arbres au maximum. Le travail le dimanche est en option, et les heures supplémentaires payées double." Puis, agacé : "Le problème, c'est que depuis cent ans, en Malaisie, au Vietnam, on n'a pas trouvé d'autre moyen de produire du caoutchouc que de saigner les arbres et de porter le latex dans des seaux."

Toute la production de Firestone — un chiffre gardé secret, file du port de Monrovia jusqu'aux Etats-Unis, sur le cargo The-Prince-of-Tapper. Au Liberia, on ne transforme pas les millions de tonnes de caoutchouc ou de latex en produits finis. Pas d'emplois, pas de ventes. Ou si peu. Ce matin, au marché de Caldwell Junction, à la sortie de la capitale, un mystérieux camion blanc se gare le long des étals. De jeunes garçons en sortent pour débarquer la marchandise. Ils viennent de Conakry, quatre jours de route pour décharger leur trésor et tenter de le vendre à Monrovia.

Leur trésor ? Des colliers de pneus... venus de Bruxelles via la Guinée. Des Dunlop, des Michelin, des Bridgestone, qu'ils entassent dans les brouettes. Des pneus usés, ceux dont les Européens ne veulent plus, vendus "6 à 7 dollars" aux Africains de Monrovia.

Ariane Chemin
Article paru dans l'édition du 03.02.06